Le voyage de Sulfur continuait inlassablement. Il longea la rivière de sang. Du coin de l’œil, il apercevait de temps à autres des ombres semblant onduler dans le courant sans jamais se montrer entièrement.
Après plusieurs jours de marche, ses pas le menèrent au pied d’une chaîne de montagnes rocheuses. La végétation se faisait de plus en plus rare et les chemins devinrent plus abruptes. Les rochers peu accueillants menaçaient de lacérer la peau de quiconque ne faisait pas attention et le sentier devenait de plus en plus dur à déchiffrer.
Étonnement, Sulfur ne semblait pas s’en inquiéter. Il continua sa route parmi les éboulis, ses pas étaient d’une stabilité déconcertante et ses mains étaient souvent pleines d’éclats de roche qu’il avait malencontreusement cassé en prenant appui sur les parois de la montagne. Alors qu’il jetait une énième pierre à terre, les longues oreilles de Sulfur frémirent au son de murmures lointains. Le sauveur se stoppa et chercha la provenance du bruit. Malheureusement, les voix rebondissaient contre les parois des falaises rendant les recherches impossibles.
Pas le moins du monde découragé, les yeux laiteux de Sulfur se fermèrent et il tendit les oreilles de plus belle. Tressaillant, remuant en tous sens, elles scannèrent le moindre son environnant. Puis soudain, il rouvrit les yeux. Il avait enfin trouvé ce qu’il cherchait. Aussi agile qu’une antilope et aussi stable qu’un chamois, Sulfur se fraya un chemin, ne laissant rien derrière lui, pas même un minuscule nuage de poussière. À le voir ainsi, on aurait pu croire que déambuler dans la montagne était un jeu d’enfants.
Un étrange sentiment émergea alors doucement en lui. Il sentait comme des fourmillements dans ses membres qui le faisait tressaillir. Malgré sa gorge sèche et il ne pouvait s’empêcher de déglutir. Il chercha à mettre un nom sur ce qu’il ressentait mais quelque chose semblait l’en empêcher.
Subitement, Sulfur vit du coin de l’œil une petite ombre se déplacer entre les crevasses du massif montagneux. Dans un réflexe qu’il ne se connaissait pas, il tendit le bras avec une vitesse foudroyante et attrapa la créature par la gorge. Les deux êtres se fixèrent intensément, leurs regards se mêlant dans une atmosphère de surprise et … d’excitation. Oui, c’était ça, ce sentiment étrange qu’il ressentait. Sulfur avait enfin réussi à mettre un nom dessus et ses yeux blancs rayonnèrent alors d’une brève lueur cramoisie.
A cette vue, les bois de la créature tremblèrent légèrement. Ce frémissement fit revenir Sulfur à la réalité. Ses yeux retrouvèrent leur aspect initial et étudièrent l’être prisonnier de sa poigne. C’était une petite boule de poils marrons, pas plus grande qu’un lièvre, aux oreilles longues et droites avec une queue courte et touffue comme un pompon. Au sommet de son crâne trônait une paire de bois tout aussi longs parsemés d’une légère couche de mousse verte. Nul doute qu’il s’agissait là d’un jackalope. Dans ses prunelles noires, on pouvait y voir un mélange de peur, de curiosité et d’admiration. Sa gueule resta entrouverte semblant vouloir dire quelque chose mais trop intimidée pour laisser s’échapper le moindre son.
A nouveau, des murmures se firent entendre. Sentant comme une présence familière, Sulfur relâcha le jeune jackalope qui atterrit gracieusement sur ses pattes. Les chuchotements se firent de plus en plus distincts et audibles, si bien que l’on pouvait presque comprendre ce qu’il se disait: “Sulfur, Sulfur, sauveur…”. Une harde de jackalopes apparut alors le long de la pente abrupte et la petite créature poilue enfin libre les rejoignit en quelques bonds gracieux.
Sulfur se retourna juste à temps pour les voir se disperser parmi les rochers tandis qu’ils chantaient son nom. La sensation familière revint alors. Sulfur se dirigea lentement vers elle. Plus il avançait, plus elle devenait forte. Finalement, il la trouva. Elle était coincée entre deux rochers. C’était une gemme transparente aux inflorescences vertes semblables à une micro forêt.
A son toucher de nouveaux souvenirs refirent surface : des étoiles d’un éclat aveuglant s’abattant sur la terre, creusant le sol, faisant fondre les pierres, transformant le paysage. N’ayant nulle part où s’enfuir les jackalopes étaient condamnés à courir jusqu’à épuisement. Les constantes explosions leur percèrent les tympans mais malgré la douleur et le sang ruisselant de leurs oreilles, ils continuaient de fuir aussi loin que possible. Puis, plus rien. Plus un bruit ne se fit entendre au milieu de ce champ de ruines. Le monde céleste continuait à s’abattre sur eux dans un silence déconcertant et les léporidés comprirent à ce moment-là que jamais plus ils n’entendraient la voix de leur congénères.
La vision prit fin. Avec une certaine délicatesse, sulfur vint déposer la nouvelle pierre sur ses bois d’ébène. Puis, sans un regard en arrière, il reprit son périple, laissant derrière lui les chants sourds louant son nom.